Corso Italia 7
Rivista internazionale di Letteratura – International Journal of LiteratureDiretta da Daniela Marcheschi
Un saggio in francese sopra l’esperienza di traduzione dei versi di Amedeo Anelli
Riportiamo, in lingua originale, il breve saggio di Irène Dubœuf, scrittrice di Saint-Etienne, traduttrice di autori italiani, tra cui Neve pensata, del poeta, filosofo e critico d'arte Amedeo Anelli, direttore della rivista internazionale Kamen'
Traduire la poésie d’Amedeo Anelli: expérience et questionnement
Si la traduction n’est pas une copie, et une technique, mais un questionnement, et une expérience, elle ne peut s’inscrire – s’écrire – que dans la durée d’une vie, dont elle sollicitera tous les aspects, tous les actes. Yves BONNEFOY
Deux recueils du poète, philosophe et critique d’art italien Amedeo Anelli sont parus en version française entre mars et juin 2020: Neige pensée, en Italie, aux éditions Ticinum et L’Alphabet du monde, en France, aux éditions du Cygne.
La poésie est réputée intraduisible.Entre fidélité et trahison, pourquoi donc s’obstiner à convertir des mots, des sons et des images ? Par défi ? Par esprit de découverte ? Pour transmettre, partager, faire connaître un auteur ? Parce que la poésie unit les êtres par-delà les frontières ? C’est sans doute un peu tout cela à la fois. Mais aussi, parce que « Traduire est la meilleure façon de lire un texte[1]».
Lire un texte en langue étrangère sans le traduire, c’est marcher côte à côte avec l’auteur, main dans la main dans le meilleur des cas. L’approche reste superficielle, tout juste un premier pas. La poésie exige davantage. Elle demande de mettre ses propres pas dans ceux de l’auteur, de refaire le chemin parcouru par le poète pour tenter de percevoir les impressions et sensations à l’origine du texte, en quelque sorte « coucher avec la muse d’un autre » comme l’affirme l’écrivain et chercheur Pierre Vinclair [2]. Une démarche que l’on pressent impossible et dans laquelle cependant on s’engage malgré soi. Mais à quel prix ?
Habiter la poésie d’Amedeo Anelli ouvre des mondes insoupçonnés, à nous d’en trouver la clé. On a beau s’entourer de tous les types de dictionnaires, s’ils sont indispensables, ils ne sauraient être suffisants. Certes, il est des poèmes qui dès le premier vers vous ouvrent grand la porte :
En haut le temps marchait sur les poutres.
L’hiver le bois des traverses fumait.
Le feu crépitait.
La petite porte en fonte grinçait
tandis que tu regardais dans le feu
et tout était silence.
(L’Alphabet du monde, Contrapunctus VIII)
et d’autres qui bruissent de mille sons, où la phonie des mots résonne autour de vous dans de multiples variations, créant une polyphonie qui vous emporte dans les fugues de Bach, le plain-chant de Monteverdi, le contre-chant de Josquin Desprez. Vous êtes amené à réécouter (ou découvrir) les œuvres auxquelles le poète fait allusion, pour vous immerger dans son environnement musical, entendre les mêmes sons afin d’être au plus près de son expression poétique. Écouter, écouter encore jusqu’à ce que les notes fassent éclore le poème, que les vers s’entrouvrent et laissent filtrer la lumière des mots. Alors seulement vous vous retrouvez « enfermé dans la parfaite justesse/ d’un intervalle de Desprez » (Neige pensée, Texture des corps).
Il est des poèmes où s’invitent les sculpteurs et les peintres. Vous pénétrez dans le silence religieux des Frari, à Venise, et vous vous recueillez dans l’extase divine de l’Assomption de la vierge, le gigantesque tableau du Titien. Vous recherchez une photo que vous aviez faite il y a bien longtemps, vous l’observez de près. Vous aviez oublié le mouvement du double chœur des anges et la légèreté du nuage; avec certitude, vous écrivez :
« […] aux Frari, dans la pleine lumière
de la symétrie
couronnée par le double chœur
Vierge de l’Assomption tu te détaches dans la verticalité
immobile du ciel »
(L’Alphabet du monde, Contrapunctus VII)
Il est des poèmes habités de passé, des poèmes-miroirs qui reflètent l’enfance. Vous vous voyez contraints de faire appel à vos propres souvenirs pour comprendre que le mot « cerchio », chez Anelli, n’est pas un cercle mais une « rondelle » de fourneau et que la « caldaia » ne signifie en rien une chaudière, une cuve ou une bassine, encore moins une timbale, comme l’indique Le Robert & Zanichelli[3], mais une « bouillotte », un mot tombé en désuétude, le seul qui soit juste, sans équivalent possible puisque les éléments de notre confort domestique ont radicalement changé ! Pour traduire les textes d’Amedeo Anelli, il faut avoir vécu.
Il est des poèmes dont les mots ne s’ouvrent que dans les livres de philosophie et des poèmes jalonnés de symboles qui vous emportent dans l’ombre secrète d’arcanes alchimiques.
Il est des poèmes aux portes closes et aux volets fermés. Vous avez beau frapper, tambouriner, le sens résiste, vous restez en-dehors. L’attente peut durer des jours, des semaines et dans de très rares cas, des mois ! Inquiet(e), en proie au découragement, vous restez assis(e) sur le seuil. Au fond de vous, vous savez que la porte s’ouvrira. Ce sera au cœur de la nuit. Elle cèdera dans un moment magique que vous vivrez comme une révélation ; le miracle adviendra quand tout sera calme : les mots alors s’éclaireront ainsi que des étoiles.
Au cours d’une traduction, un dialogue muet s’établit entre le traducteur et l’auteur des poèmes. Des allers et retours incessants entre les impressions perçues par l’un et les sensations vécues par l’autre, à la fois semblables et différentes. Car traduire c’est aussi découvrir la similitude dans la différence. « Quand je parle de moi, je parle aussi de vous » disait Hugo. Se projeter dans l’Autre, mais jusqu’où ? Comment être soi tout en étant un autre ? Comment être un autre tout en restant soi-même ?
Il ne peut y avoir une seule traduction correcte. Un texte poétique appelle plus que tout autre plusieurs possibilités en corrélation avec la sensibilité du traducteur et sa propre poétique. Mais les obstacles ne manquent pas. Ici c’est un mot, là une expression, ailleurs une image qui n’existent pas dans la langue d’accueil. Qu’entend-on par fidélité au texte? Fidélité à quoi dans le texte ? Et jusqu’où doit-elle aller?
Si l’italien et le français sont deux langues proches l’une de l’autre, leurs nuances sont telles que plus on les connaît, plus on prend conscience de leurs différences. Et ce qui est écrit en parfait italien ne donne pas forcément un français parfait. De plus, si en poésie tout est permis ou presque, il n’en reste pas moins vrai que le texte final doit être poétique ou ne pas être.
Dans le poème, le signifiant a autant d’importance que le signifié. Les sons et leur combinaison sont en accord avec l’idée voire même peuvent l’induire, quant au rythme il est bien évidemment capital, «Le traducteur qui, sans faire un seul contresens, tue le chant, est un malfaiteur » affirme Philippe Jaccottet. [4] Il s’agit donc de prendre en compte le chant (quitte à modifier le signifiant) pour le rendre audible en français…, en d’autres termes, rendre au texte son souffle poétique, ce que « le traducteur non poète ne saurait faire advenir » [5], veiller à ce queles mots répétés d’un poème à l’autre entrent en résonance, créer une autre musique pour une même pensée. Ce qui veut dire que vous devez vaincre l’obstacle de la signification, restituer les images dans votre propre langue. Quand on lit qu’un chat saute dans la neige : « Senza quinte » (sans coulisse) « l’infidélité » qui oblige à une modification des mots apparaît incontournable. Si l’on comprend parfaitement l’allusion au théâtre, on sait que l’expression française correspondante témoigne d’un regard davantage tourné vers la scène que vers l’absence de coulisses, ce qui permet d’écrire: « sur une scène improvisée » On s’éloigne des mots pour mieux s’en approcher et finalement être fidèle à l’image choisie par l’auteur. Une infidélité «fidèle».
Traduire c’est chercher l’équilibre entre le son et le sens, l’accord le plus juste entre ce que dit l’auteur, la manière dont il le dit, et la conversion dans sa propre langue à l’aide de sa propre sensibilité.
« Traduire un poème est écrire un poème, et doit être cela d’abord [6]»
Quand le vers traduit sonne juste, à ce moment-là seulement, vous savez que vous êtes sur la bonne voie.Les obstacles de la signification s’éloignent lentement, un à un. Vous voyez apparaître l’architecture du recueil, car Anelli élabore ses textes avec une grande rigueur et une précision extrême. À l’image des sédiments du fleuve qui irrigue sa région, les images et les thèmes se superposent, le passé et le présent se côtoient, s’enchevêtrent. C’est ainsi que dans un silence traversé par le seul bruit des trains qui sillonnent la plaine, vous avancez dans le froid glacial et humide sur des chemins de neige qui craquent sous les pas.
Il est indéniable que mon attachement à la culture italienne et ma connaissance de la plaine du Pô m’ont motivée et largement aidée à appréhender les sensations éprouvées par l’auteur aux différentes saisons en particulier l’hiver, lorsque le brouillard ôte de la vue les arbres, les champs, les routes, que disparaissent les merlons gibelins et les hauts murs de brique rouge et que l’on se retrouve isolé dans la blancheur d’un océan de brume. À ce stade, l’expression « être soi tout en étant un autre » prend tout son sens.
Certes, il reste toujours une part d’inconnu et c’est là le principal intérêt de la traduction : l’exploration, la découverte en profondeur d’une autre écriture, laquelle est source d’un perpétuel enrichissement intellectuel et, dans le cas des œuvres d’Amedeo Anelli, culturel, artistique et philosophique.
La traduction, une trahison ? Peut-être pas si l’on reste à l’écoute pour accueillir les images et les sons et les retranscrire dans le respect de l’auteur, éprouver de l’empathie pour surmonter la disparité des langues. Anelli est lui-même traducteur : il connaît donc les difficultés de la retranscription des textes dans sa langue natale. Une relation de confiance s’est immédiatement instaurée.
Mais on ne sort pas indemne d’une traduction. Elle vous hante encore longtemps après avoir été publiée. Car vous en retrouvez toujours des traces dans votre propre écriture. Traduire aboutit à un élargissement de sa propre poétique, à une définition du Soi plus large que le simple Moi.
La traduction, un acte paradoxal ? Certainement. Nous l’avons vu, la traduction exige de la rigueur (on cherche le mot le plus juste) mais aussi de la liberté et de la créativité, elle requiert de l’infidélité pour plus de fidélité et parce qu’elle est capacité de « penser l’Autre » sans pour autant se perdre dans l’identification à l’Autre, elle à la fois rencontre et confrontation.
On peut en conclure que la traduction ne peut avoir lieu que dans l’observation constante d’un équilibre : tout traducteur est un funambule qui utilise le respect comme balancier. Respect de soi, respect de l’Autre. Car, comme le démontre le philosophe et poète Stéphane Sangral, le respect conduit à l’empathie, et « l’empathie, cette capacité à se mettre à la place de l’autre, cette capacité à penser l’Autre, selon la plasticité offerte par le soi selon la multiplicité offerte par l’Autre mène au droit d’être qui l’on est, du moins qui l’on veut être. »[7] Et si traduire, c’était oser aller vers l’Autre pour mieux se retrouver ?
[1] Italo Calvino. Épigraphe de L’Alphabet du monde.
[2] Pierre Vinclair, « Fidèles infidèles : la traduction poétique par les poètes, Acta fabula, vol.18, n°6, Essais critiques, juin 2017.
[3] Dictionnaire Français Italien/ Italien Français Il Boch
[4] Christine Lombez, La seconde profondeur : la traduction poétique et les poètes traducteurs en Europe au XXè siécle, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Traductologiques », 2016.
[5] Henri Meschonnic, cité page 18 in La seconde profondeur : la traduction poétique et les poètes traducteurs en Europe au XXè siécle, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Traductologiques », 2016.
[7] Stéphane Sangral, Les Composantes Existentielles De L’engagement Libertaire, Grand Angle, 18 mai 2020
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